7
Sam était au bar, ce soir-là. Assis à une table d’angle, la jambe posée sur un tabouret et surélevée par des coussins, il trônait sur sa chaise, telle une tête couronnée en visite officielle. D’un œil, il surveillait Charles ; de l’autre, la réaction de la clientèle à la présence d’un vampire derrière le comptoir.
En passant devant lui, les gens s’arrêtaient, s’asseyaient sur la chaise d’en face pour bavarder quelques minutes, puis libéraient la place pour le suivant, comme des plaignants demandant audience à Sa Majesté. Sam avait mal – je perçois toujours la souffrance. Mais il était content : content de revenir au bar, content de voir du monde et content de son nouveau barman.
Ah ! Pour lire tout ça, aucun problème. Mais pour savoir qui lui avait tiré dessus, je pouvais toujours courir. Il était pourtant impératif de trouver l’identité de ce mystérieux tireur. La police ne soupçonnait pas Jason – pour une fois ! –, mais les panthères-garous, si. Si les habitants de Hotshot décidaient de faire justice eux-mêmes, je ne donnais pas cher de la peau de mon frère. Ils ignoraient qu’il y avait eu d’autres victimes, que le tueur avait déjà frappé ailleurs, que Bon Temps n’avait été qu’une étape parmi tant d’autres pour lui.
Je sondais les esprits au passage. J’essayais de prendre les gens au dépourvu, dans ces moments d’abandon où on laisse dériver ses pensées sans se censurer. J’ai même tenté de sélectionner ceux qui me semblaient capables de tuer, pour éviter de perdre mon temps avec... tiens ! Liz Baldwin, par exemple, qui se faisait du souci pour sa petite-fille.
D’après moi, il y avait de grandes chances pour que l’assassin soit un homme, de toute façon. Je connaissais beaucoup de femmes qui pratiquaient la chasse et encore plus qui avaient une arme chez elles et savaient s’en servir. Mais dans la police, dans l’armée, les tireurs d’élite ne sont-ils pas toujours des hommes ? Par ailleurs, la façon dont l’assassin choisissait ses cibles déroutait les flics parce qu’ils ignoraient la véritable nature des victimes. Et les Cess étaient gênées dans leurs recherches parce qu’elles les restreignaient à Bon Temps et à ses environs, persuadées qu’elles étaient d’avoir affaire à un tueur local.
Comme je passais près de lui, Sam m’a interpellée :
— Sookie, viens ici, que je te parle deux minutes.
Je me suis agenouillée près de sa chaise pour qu’il puisse parler à voix basse.
— Sookie, ça m’ennuie d’insister, mais le cagibi de la réserve ne fait pas l’affaire pour Charles.
Le placard concerné n’avait certes pas été prévu pour abriter un vampire. Mais il était hermétiquement fermé, n’avait pas de partie vitrée et se trouvait dans une pièce sans fenêtre. Que demander de plus ?
— Ne me dis pas qu’il n’arrive pas à dormir !
Pour peu qu’ils soient à l’abri de la lumière, les vampires sont capables de dormir n’importe où.
— Et je suis bien sûre que tu as mis un verrou à l’intérieur.
— Oui, mais il est obligé de se recroqueviller par terre et il dit que ça sent la vieille serpillière mal rincée.
— Eh bien, pas étonnant, vu que c’est là qu’on range les produits d’entretien pour le bar.
— Ce que je veux dire, c’est que... Enfin, ce serait vraiment un problème pour toi de l’héberger ?
— Mais pourquoi tiens-tu tellement à ce qu’il vienne chez moi ? Je doute que ce soit pour son petit confort que tu t’inquiètes. Je me trompe ?
— Écoute, Sookie, on est amis depuis longtemps, non ?
Hou la ! Ça commençait à sentir le roussi.
— Oui.
Je me suis redressée, ce qui l’a obligé à lever les yeux pour me regarder.
— Et alors ?
— J’ai entendu dire que les habitants de Hotshot avaient engagé un lycanthrope pour monter la garde devant la chambre de Calvin Norris, à l’hôpital.
— Oui. Moi aussi, je trouve ça bizarre.
J’avais déjà compris où il voulait en venir.
— Tu sais donc qui ils soupçonnent, ai-je ajouté.
Sam a rivé ses beaux yeux bleus aux miens.
— C’est sérieux, Sookie.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je prends ça à la légère ?
— Tu refuses de prendre Charles chez toi.
— Je ne vois pas le rapport avec Jason.
— Je crois qu’il pourrait t’aider à protéger Jason, si les choses tournaient mal. Je suis coincé avec ma jambe, sinon je... Sookie, je suis sûr que ce n’est pas Jason qui m’a tiré dessus.
J’ai senti mes crampes d’estomac se dénouer comme par enchantement. Je ne m’étais même pas rendu compte que ça me travaillait à ce point-là.
Du coup, je me suis laissé attendrir.
— Oh, bon, d’accord ! ai-je dit de mauvaise grâce. Il peut venir coucher à la maison.
Sur ces bonnes paroles, j’ai tourné les talons pour traverser la salle au pas de charge, en me demandant quelle mouche m’avait piquée d’accepter.
Sam a fait signe à Charles et s’est entretenu brièvement avec lui. Plus tard dans la soirée, Charles m’a emprunté mes clés de voiture pour aller mettre ses affaires dans mon coffre. Moins d’une minute après, il était de retour et m’informait qu’il avait remis mes clés dans mon sac. J’ai hoché la tête, peut-être un peu froidement. Je n’étais pas contente, mais bon. Certes, je me retrouvais avec un invité sur les bras, mais c’était un invité poli, au moins.
Vlad et Nikkie sont passés Chez Merlotte dans la soirée. Comme la première fois, par sa simple présence, le ténébreux vampire a fait monter la pression dans le bar : les clients se sont soudain agités, se sont mis à parler plus fort. Le regard de Nikkie me suivait avec une sorte de passivité morne. J’espérais pouvoir lui parler seule à seule deux minutes, mais elle n’a pas quitté sa table. Ça n’a fait que m’alarmer davantage. Quand elle venait au bar avec Franklin Mott, elle trouvait toujours un petit moment pour venir m’embrasser et papoter avec moi.
J’ai aperçu Claudine de l’autre côté de la salle. J’ai bien pensé à aller lui dire un mot, mais j’étais trop inquiète pour Nikkie. Et puis, comme d’habitude, Claudine était entourée d’une cour d’admirateurs.
Mais ça me tracassait tellement que j’ai fini par prendre le taureau par les cornes. Je me suis dirigée vers la table de Nikkie. Tel un serpent sur le point de mordre, le venimeux Vlad observait notre flamboyant barman. Il m’a à peine regardée. Je me suis plantée à côté de Nikkie et j’ai posé la main sur son épaule pour me faire une meilleure idée de ce qui lui passait par la tête. Nikkie s’en était si bien sortie que j’en étais arrivée à oublier ce fichu défaut dont elle ne parvenait pas à se défaire : elle avait l’art de toujours parier sur le mauvais cheval. Je me souvenais de l’époque où elle fréquentait Benedict Tallie, un type qui buvait comme un trou et fréquentait les lieux de débauche – où il n’avait pas manqué de l’entrainer, d’ailleurs. Franklin Mott traitait Nikkie avec respect, lui, au moins, et il la couvrait de cadeaux. Mais comment avait-elle bien pu se retrouver avec Vlad – Vlad, dont le seul nom suffisait à alarmer Eric lui-même ?
— Nikkie ?
Elle a levé vers moi un regard complètement inexpressif. Il n’y avait ni peur ni honte dans ses prunelles : que du vide.
En apparence, elle semblait presque normale. Elle était impeccablement maquillée et habillée à la dernière mode, comme d’habitude. Mais dans son esprit, c’était l’horreur absolue. Elle était au supplice. Mais qu’est-ce qu’elle avait ? Comment avais-je pu ne pas m’apercevoir plus tôt que quelque chose la rongeait à ce point ?
Je me suis demandé ce que je devais faire. Je continuais à la regarder dans les yeux, et bien qu’elle sache, sans doute possible, que je voyais ce qui se passait en elle, elle ne réagissait pas.
— Réveille-toi ! lui ai-je soudain ordonné, sans bien savoir d’où ça sortait. Réveille-toi, Nikkie !
Une main glacée m’a alors agrippé le bras pour m’obliger à la lâcher.
— Je ne vous paie pas pour porter la main sur ma compagne, a sifflé Vlad.
Il avait le regard le plus froid que j’aie jamais vu, de vrais yeux de reptile.
— Je vous paie pour me servir.
— Nikkie est mon amie, ai-je protesté.
Il me serrait toujours le bras et, croyez-moi, quand un vampire vous fait le coup des tenailles, vous le sentez passer.
— Vous lui faites quelque chose, ai-je ajouté. Ou vous laissez quelqu’un lui faire du mal.
— Ça ne vous regarde pas.
— Mais si, ça me regarde !
Il me broyait le bras, à tel point que j’en avais les larmes aux yeux. Et, tout à coup, j’ai été prise de panique. En le regardant, j’ai su qu’il pouvait me tuer et se retrouver dehors avant que quiconque ait eu le temps de réagir. Avant d’être complètement tétanisée par la peur, j’ai réussi à articuler distinctement :
— Lâchez-moi.
— Vous tremblez comme un chiot mort de peur, m’a-t-il jeté avec mépris.
— Lâchez-moi.
— Sinon ?
— Vous ne pourrez pas rester éveillé éternellement. Si ce n’est pas moi, ce sera quelqu’un d’autre.
Vlad a semblé se raviser. Je ne pense pas que ma menace y ait été pour grand-chose – bien que j’aie été on ne peut plus sérieuse en la proférant.
Il s’est tourné vers Nikkie. Elle a alors pris la parole, comme s’il avait appuyé sur un bouton.
— Allons, Sookie, ne te monte pas la tête pour rien, m’a-t-elle dit. Je suis avec Vlad, maintenant. Tu ne voudrais pas me faire honte devant lui, n’est-ce pas ?
J’ai une nouvelle fois posé la main sur son bras et j’ai pris le risque de quitter Vlad des yeux pour la dévisager. Elle était sincère. Elle voulait vraiment que je laisse tomber. Quant à savoir pourquoi, ce n’était pas très clair dans son esprit.
— Comme tu voudras, Nikkie. Tu bois autre chose ?
Je me frayais un chemin dans ses pensées et je ne rencontrais rien d’autre qu’un mur de glace, sans aucune prise, impénétrable.
— Non, merci, m’a-t-elle poliment répondu. Vlad et moi devons partir, maintenant.
Vlad a paru surpris. Ça m’a un peu rassurée : Nikkie avait conservé un minimum d’initiative, au moins.
— Je vais te rendre ton tailleur. Je l’ai déjà porté chez le teinturier. Il sera bientôt prêt.
— Ça ne presse pas.
— Bon. À bientôt, alors.
Vlad lui tenait fermement le bras quand ils se sont tous deux dirigés vers la porte.
J’ai enlevé les verres vides et nettoyé la table avant de retourner au bar. J’ai croisé le regard préoccupé de Charles Twining et de Sam : ils n’avaient pas perdu une miette de ma prise de bec avec Vlad. J’ai haussé les épaules, et ils se sont détendus.
Quand on a fermé le bar, cette nuit-là, le nouveau barman m’a attendue à la porte de service pendant que j’enfilais mon manteau et que je sortais mes clés de mon sac.
J’ai déverrouillé les portières, et il est monté dans ma vieille guimbarde.
— Merci d’avoir accepté de m’accueillir sous votre toit, m’a-t-il dit.
Je me suis forcée à lui répondre poliment. Après tout, ça n’aurait servi à rien de me montrer cinglante.
— Ne pensez-vous pas toutefois qu’Eric risque d’en prendre ombrage ? a-t-il enchaîné, pendant que je m’engageais sur la petite route de campagne.
— Ce n’est pas à lui d’en décider, lui ai-je répliqué, un peu cassante, cette fois.
— Il vous rend souvent visite, n’est-ce pas ? s’est enquis Charles, qui se montrait décidément d’une insistance exaspérante.
J’ai attendu d’avoir garé la voiture pour lui répondre.
— Écoutez-moi bien, Charles. Je ne sais pas ce que vous avez entendu dire, mais il n’est pas... Nous ne sommes pas... Ce n’est pas ce que vous croyez.
Charles m’a dévisagée en silence et s’est bien gardé de faire le moindre commentaire pendant que j’ouvrais la porte de derrière – ce qui était sage de sa part.
— Allez-y, faites comme chez vous, lui ai-je lancé, après l’avoir invité à franchir le seuil.
Les vampires aiment bien repérer les issues des lieux où ils résident.
— Après, je vous montrerai votre... chambre.
Pendant que Charles visitait avec curiosité l’humble demeure que ma famille avait habitée pendant tant d’années, je suis allée suspendre mon manteau et ranger mon sac. Je me suis fait un sandwich, après avoir demandé à mon hôte s’il voulait du sang. Je gardais quelques bouteilles de rhésus O dans le frigo, et il a semblé content de pouvoir s’asseoir un moment pour descendre sa bouteille de PurSang, à la fin de sa journée de travail. Charles Twining était un type plutôt tranquille, surtout pour un vampire. Il ne me désirait pas et il semblait ne rien vouloir de moi. Reposant.
Je lui ai montré la trappe aménagée dans le placard, dans la chambre d’amis, et le fonctionnement de la télécommande, ainsi que ma petite collection de DVD, de même que les livres rangés sur les étagères de sa chambre et du salon.
— Y a-t-il autre chose dont vous pourriez avoir besoin ? lui ai-je demandé.
Ma grand-mère m’avait bien élevée et elle aurait été fière de mes bonnes manières, quoiqu’elle n’ait sans doute jamais imaginé que je jouerais les hôtesses pour une bande de déterrés aux dents longues.
— Non, merci, mademoiselle Sookie, a-t-il répondu en tapotant son bandeau au niveau de son œil gauche, une habitude qui me filait les jetons.
— Dans ce cas, si vous voulez bien m’excuser, je vais aller me coucher.
— Naturellement. Reposez-vous bien, mademoiselle Sookie. Si jamais je voulais aller faire un tour dans les bois...
— Ne vous gênez surtout pas.
J’avais un double de la clé de derrière et je suis allée la chercher dans le tiroir de la cuisine pour la lui donner. Ce tiroir était une véritable caverne d’Ali Baba, et ce depuis près de quatre-vingts ans, c’est-à-dire depuis que la cuisine avait été ajoutée à la maison d’origine. Il y avait au moins une centaine de clés là-dedans. Certaines – celles qui étaient déjà vieilles quand la cuisine avait été bâtie – étaient assez bizarres, toutes tarabiscotées. J’avais étiqueté celles de ma génération et accroché celle de la porte de derrière à un gros porte-clés en plastique rose qui faisait de la pub pour ma compagnie d’assurances.
— Une fois que vous serez rentré – enfin, pour de bon, je veux dire –, pensez à pousser le verrou, s’il vous plaît.
Il a hoché la tête et pris la clé que je lui tendais.
C’est généralement une erreur de ressentir de la compassion pour un vampire. D’abord parce que c’est un sentiment qui leur est totalement étranger, et ensuite parce que, de la compassion à la faiblesse, il n’y a qu’un pas. Or, la faiblesse ne pardonne pas, avec les vampires. Mais je trouvais qu’il y avait quelque chose d’un peu triste chez Charles. Il me paraissait terriblement seul. La solitude a toujours quelque chose de pathétique, je suis bien placée pour le savoir. Je me serais insurgée, si on avait osé me dire que j’étais pathétique, mais quand d’autres me semblaient souffrir de la solitude, je ne pouvais pas m’empêcher d’éprouver de la pitié pour eux.
Je me suis démaquillée et j’ai enfilé mon pyjama rose. Je dormais debout, en me lavant les dents. A se demander comment j’ai réussi à me traîner jusqu’à mon lit – le lit dans lequel ma grand-mère avait dormi jusqu’à sa mort. Mon arrière-grand-mère avait confectionné l’édredon sous lequel je venais de me glisser, et ma grand-tante Julia avait brodé les coins du couvre-lit. J’étais peut-être seule au monde – si l’on ne comptait pas mon frère, Jason –, mais je dormais entourée de ma famille, en quelque sorte.
C’est vers 3 heures que mon sommeil est le plus profond, en général. Et c’est précisément à ce moment-là qu’une main m’a agrippée par l’épaule.
Je suis passée du rêve à la réalité aussi brusquement que si on venait de me jeter dans un bassin d’eau glacée. J’ai projeté le poing en avant pour me libérer, mais un étau glacé s’est refermé sur mon poignet.
— Non, non, doucement, chut...
Un murmure pressant dans la nuit. Un accent anglais : Charles.
— Il y a quelqu’un qui rôde autour de la maison, Sookie.
Mon pouls s’était emballé. Sur le coup, je me suis même demandé si je n’allais pas faire une crise cardiaque. J’ai posé la main sur mon cœur pour l’empêcher de sauter hors de ma poitrine, comme il semblait décidé à le faire.
— Couchez-vous ! a-t-il soufflé à mon oreille, avant d’aller se placer au pied de mon lit.
J’ai obéi et j’ai fermé les yeux. La tête de mon lit se trouvait entre les deux fenêtres de la chambre. Il était donc impossible de voir mon visage de l’extérieur. En revanche, j’ai veillé à rester parfaitement immobile et aussi détendue que je pouvais l’être, étant donné les circonstances. J’ai essayé de réfléchir à la situation, mais j’étais trop terrifiée pour penser. Si le rôdeur en question était un vampire, il ne pourrait pas entrer. À moins que ce ne soit Eric... Est-ce que je lui avais retiré l’autorisation de pénétrer chez moi ? Je ne parvenais pas à m’en souvenir. « C’est le genre de trucs que je devrais noter quelque part », me suis-je dit.
— Il est passé.
Charles parlait si bas que, dans le noir, j’en venais à douter de sa présence physique à mes côtés. C’était une voix désincarnée, une voix fantomatique flottant dans la nuit.
— Qu’est-ce que c’est ?
Mon chuchotement m’a paru résonner comme un cri, dans l’obscurité.
— Il fait trop sombre pour le dire.
Si lui, un vampire, ne pouvait pas voir dehors, c’est qu’il devait faire vraiment noir.
— Je vais aller jeter un œil.
— Non !
Trop tard. Bon sang de bois ! Et si le rôdeur en question était Vlad ? Il tuerait Charles sans l’ombre d’une hésitation, j’en étais persuadée.
— Mademoiselle Sookie ? Vous pouvez venir, s’il vous plaît ?
J’ai glissé mes petits pieds délicats dans mes mules roses et je me suis précipitée vers la porte de derrière – c’était de ce côté que m’était parvenue la voix de Charles. Enfin, c’était l’impression que j’avais eue, du moins...
— Je vais allumer la lumière extérieure, lui ai-je crié.
Je n’aurais pas voulu l’aveugler sans prévenir.
— Vous êtes sûr qu’il n’y a rien à craindre, dehors ?
— Oui, ont répondu en chœur deux voix masculines.
J’ai fermé les yeux et j’ai abaissé l’interrupteur. J’ai laissé le temps à mes yeux de s’habituer à la luminosité, puis je suis allée jusqu’à la porte de la véranda, en pyjama et pantoufles roses, et je suis sortie. J’ai croisé les bras sur ma poitrine pour me réchauffer. La nuit n’était pas vraiment froide, mais il faisait quand même frais.
En découvrant la scène qui s’offrait à moi, j’ai laissé échapper dans un soupir :
— OK...
Charles se trouvait dans la zone gravillonnée qui me servait de parking et il avait le bras passé autour du cou de Bill Compton, mon voisin. Bill est un vampire. Il l’est devenu juste après la guerre de Sécession. Nous avons vécu une belle histoire ensemble – enfin, belle... Pour lui, ce n’était probablement qu’un petit caillou jeté sur le chemin de sa longue existence, mais pour moi, c’était presque une montagne : ma première véritable histoire d’amour.
— Sookie, a sifflé Bill entre ses dents, je ne voudrais pas faire de mal à cet étranger. Dis-lui de me lâcher, s’il te plaît.
J’ai fait une rapide estimation de la situation.
— Je pense que vous pouvez le lâcher, Charles, ai-je posément murmuré.
En un clin d’œil, Charles s’est retrouvé à côté de moi.
— Vous connaissez cet homme ? m’a-t-il demandé d’un ton tranchant comme une lame d’acier trempé.
— Oui, elle me connaît. Et même intimement, si vous voulez savoir, a précisé Bill d’une voix tout aussi glaciale.
Oh, non !
— Qu’est-ce que c’est que ces manières ? ai-je répliqué. Est-ce que ce sont des choses qui se disent ? Je ne vais pas raconter à tout le monde les détails de notre ancienne vie privée, que je sache. Si tu étais un vrai gentleman, tu ferais preuve de la même discrétion.
À ma grande satisfaction, Charles a fusillé Bill du regard en haussant un sourcil hautain.
— Alors, comme ça, c’est le petit nouveau ? a lancé Bill en désignant son congénère du menton.
S’il n’avait pas dit ça, j’aurais peut-être réussi à garder mon sang-froid. Je ne le perds pas souvent. Mais quand je le perds, c’est pour de bon et je ne suis pas près de le retrouver.
— En quoi ça te regarde ? ai-je crié. Même si je couchais avec des centaines de mecs, de vampires, ou de clebs pendant qu’on y est, qu’est-ce que ça pourrait bien te faire ? Qu’est-ce que tu fabriques à rôder autour de chez moi au beau milieu de la nuit, d’abord ? Tu as failli me faire mourir de peur !
— Je suis navré de t’avoir réveillée. Je ne voulais pas t’effrayer, a-t-il dit, bien qu’il ne parût pas désolé le moins du monde. Je ne faisais que veiller à ta sécurité.
— Mais oui, c’est ça ! Dis plutôt que tu te baladais dans le coin et que tu as senti la présence d’un autre vampire.
Comme tous les vampires, Bill a un odorat extrêmement développé.
— Alors, tu es venu voir qui c’était.
— Je voulais seulement m’assurer que tu ne risquais pas de te faire agresser, a protesté Bill. Je pensais avoir senti la présence d’un humain aussi. As-tu eu de la visite, aujourd’hui ?
Je n’en croyais pas un mot. Mais je ne croyais pas non plus que, dévoré de jalousie, Bill soit venu jouer les voyeurs à ma fenêtre pour satisfaire une curiosité malsaine. J’ai respiré profondément pour tenter de recouvrer mon calme.
— Charles n’a pas l’intention de m’agresser, ai-je rétorqué, très fière d’avoir réussi à lui répondre d’une voix égale et sans la moindre agressivité.
Bill a émis un petit ricanement.
— Chââârles ! a-t-il fait, sur un ton on ne peut plus méprisant.
— Charles Twining, a précisé l’intéressé, avec un petit hochement de tête sec.
— Où l’as-tu péché, celui-là ? a raillé Bill.
— En fait, il se trouve qu’il travaille pour Eric, comme toi.
— Eric t’a envoyé un garde du corps, c’est ça ?
— Écoute, mon vieux, la vie continue quand tu n’es pas là, vu ? ai-je répliqué, à bout de nerfs. Ma vie et celle des habitants de cette bonne petite ville. Il y a des gens qui se font tirer dessus, ici, figure-toi. Dont Sam, si tu veux savoir. On avait besoin d’un barman pour le remplacer, et Charles s’est proposé.
Bon, d’accord, ce n’était peut-être pas tout à fait exact. Mais on ne jouait pas au jeu de la vérité. Tout ce que je voulais, c’était lui faire comprendre un peu la situation.
Le fait est que Bill a été pris de court, en entendant ça.
— Sam ? Et qui d’autre ?
Je tremblais, vu que ce n’était pas vraiment un temps – ni une heure – à se balader en pyjama dehors. Mais je me refusais à inviter Bill chez moi.
— Calvin Norris et Heather Kinman.
— Morts sur le coup ?
— Heather, oui. Calvin s’en est sorti. Mais il est grièvement blessé.
— La police a-t-elle arrêté le coupable ?
— Non.
— Sais-tu qui a fait le coup ?
— Non.
— Tu te fais du souci pour ton frère ?
— Oui.
— Il s’est changé à la pleine lune ?
— Oui.
A présent, Bill me regardait avec une expression qui ressemblait à de la pitié.
— Je suis désolé, Sookie.
Cette fois, il était sincère.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça, mais à mon frère. C’est lui qui se retrouve avec de la fourrure sur le dos, pas moi.
Son visage s’est fermé d’un coup. Il s’est raidi.
— Excuse-moi de t’avoir dérangée, a-t-il lâché, glacial. Je vais te laisser.
Sur ce, il s’est évaporé dans la nature.
Je ne sais pas comment Charles a pris la chose, pour la bonne raison que j’ai immédiatement fait demi-tour et que je suis rentrée me coucher au pas de charge, en éteignant la lumière extérieure au passage. Je me suis mise au lit en maudissant la terre entière et je suis restée là, allongée dans le noir, à pester en silence. Finalement, je me suis enfouie sous les couvertures, pour que mon hôte, au cas où il passerait la tête dans ma chambre, comprenne bien que je n’avais aucune envie de discuter de ce qui venait de se produire. Charles faisait si peu de bruit que je n’étais même pas sûre qu’il soit revenu dans la maison. J’ai cru sentir sa présence, comme s’il s’arrêtait sur le seuil de ma chambre, mais ça n’a pas duré. Il avait dû repartir tout aussi discrètement.
J’ai bien dû rester éveillée trois quarts d’heure avant de trouver le sommeil, mais une chose est sûre : je dormais profondément quand on m’a secouée par les épaules. Un agréable parfum m’est monté aux narines, puis une autre odeur, une odeur épouvantable. J’étais complètement dans le cirage.
— Sookie ! Sookie, ta maison brûle !
— Mais non, ai-je maugréé, à moitié ensommeillée. Je n’ai rien laissé sur le feu.
— Il faut que tu sortes d’ici tout de suite, a insisté la voix.
Il me semblait vaguement entendre une sorte d’alarme stridente qui me rappelait les exercices d’incendie à l’école.
— Han han, ai-je bredouillé.
C’est alors que j’ai ouvert les yeux et que j’ai vu la fumée.
Le hurlement perçant en fond sonore n’était autre que mon détecteur de fumée, et de grosses volutes noires tourbillonnaient à travers ma chambre, tels de mauvais génies. Comme je ne réagissais manifestement pas assez vite à son goût, Claudine m’a violemment tirée du lit, m’a soulevée dans ses bras et m’a portée dehors, franchissant la porte d’entrée comme une fusée. Elle m’a posée sur l’herbe humide et glacée devant la maison. Au contact du froid, j’ai brusquement retrouvé mes esprits. Bon sang ! Mais ce n’était pas un cauchemar ! Je ne rêvais pas !
— Mais il y a le feu chez moi !
— Le vampire dit que c’est la faute de cet humain, là, m’a annoncé Claudine, en désignant quelque chose à gauche de la maison.
Je ne parvenais pas à détacher les yeux de la vision dantesque des flammes qui embrasaient le ciel nocturne. Dans l’arrière-cour, la véranda et la cuisine flambaient.
Finalement, je me suis forcée à regarder ce que Claudine me montrait. Charles était agenouillé à côté d’une forme recroquevillée par terre.
— Avez-vous appelé les pompiers ? leur ai-je demandé, en me dirigeant vers la silhouette étendue sur le sol.
J’ai observé le corps inerte dans l’obscurité rougeoyante. Je ne voyais pas grand-chose. C’était un Blanc, en tout cas. Un type d’une trentaine d’années. Il ne me semblait pas le connaître.
— Non, a répondu Charles en se tournant vers moi. Je n’y ai pas pensé.
Il venait d’une époque où les casernes de pompiers n’existaient pas.
— Et moi, j’ai oublié mon portable, a déclaré Claudine, qui était cent pour cent de son temps.
— Alors, il faut que je retourne à l’intérieur pour les appeler, si le téléphone marche encore.
Comme je m’apprêtais à tourner les talons, Charles s’est redressé et m’a lancé un regard incrédule.
— Hors de question que tu retournes là-dedans, à décrété Claudine, catégorique. Vous, a-t-elle poursuivi en se tournant vers Charles, vous courez assez vite pour pouvoir vous en charger.
— Le feu nous est fatal, a protesté Charles.
C’est vrai. Les vampires s’enflamment comme des torches. Pendant un quart de seconde, j’ai failli insister. Je voulais récupérer mon manteau, mes mules et mon sac.
— Allez plutôt passer un coup de fil de chez Bill, ai-je conseillé à Charles, en lui indiquant la direction à suivre.
Il a filé comme un lapin. Puis, avant que Claudine ait eu le temps de m’en empêcher, j’ai foncé vers la maison. Une fois à l’intérieur, je me suis précipitée dans ma chambre. La fumée était beaucoup plus dense, à présent, et je pouvais voir les flammes au fond du couloir, dans la cuisine. Quand je les ai aperçues, j’ai compris que je venais de commettre une irréparable erreur. J’avais du mal à résister à la panique. Mon sac et mon manteau étaient toujours là où je les avais laissés. Je ne parvenais pas à retrouver mes mules, mais je ne pouvais pas rester plus longtemps. Je n’allais tout de même pas risquer ma vie pour une paire de pantoufles ! J’ai attrapé des chaussettes en laine dans un tiroir de ma commode et j’ai couru dans le couloir, toussant et haletant dans la fumée. Pur réflexe de ma part, j’ai claqué la porte de la cuisine en passant et je me suis ruée vers la porte d’entrée. Mais j’ai buté sur une chaise, dans le salon.
— Ce n’était pas très malin de faire ça, a commenté Claudine.
Puis elle m’a prise sous son bras, comme un rouleau de moquette, et a de nouveau couru vers la sortie.
Entre mes cris et ma toux devenue chronique, j’avais les poumons en feu. J’ai bien cru que j’allais étouffer. Pendant ce temps, Claudine s’éloignait de la maison. Elle s’est arrêtée pour m’asseoir sur l’herbe et m’a enfilé mes chaussettes. Puis elle m’a aidée à mettre mon manteau en glissant mes bras dans les manches. J’ai réussi à le boutonner toute seule.
C’était la deuxième fois que Claudine surgissait de nulle part pour me sauver la vie. La première fois, je m’étais endormie au volant après... une journée chargée, disons.
— Tu ne me rends pas la tâche facile, m’a-t-elle fait remarquer.
Elle n’avait rien perdu de sa bonne humeur légendaire, mais son ton n’était peut-être pas aussi chaleureux que d’habitude.
La maison a brusquement été plongée dans le noir. J’ai compris que les lumières que j’avais laissés allumées venaient de s’éteindre. Soit l’électricité avait sauté, soit les pompiers l’avaient fait couper.
— Je suis désolée, lui ai-je répondu sans conviction.
C’était probablement la formule qui s’imposait, mais je ne voyais vraiment pas pourquoi Claudine se plaignait, alors que c’était ma maison qui brûlait. Quand j’ai voulu m’élancer vers l’arrière-cour pour voir ce qui se passait, elle m’a retenue par le bras.
— Ne t’approche pas, m’a-t-elle ordonné.
Malgré mes efforts, je ne suis pas parvenue à m’arracher à son étreinte.
— Écoute ! Voilà les pompiers qui arrivent.
J’ai effectivement entendu des bruits de moteur et j’ai intérieurement béni tous ceux qui venaient me porter secours. Je savais que les bips avaient sonné dans toute la région et que les volontaires étaient tombés du lit pour foncer directement à la caserne.
Catfish Hennessey, le patron de mon frère, est arrivé le premier. Il a sauté hors de sa voiture et s’est précipité vers moi.
— Il reste quelqu’un là-dedans ? m’a-t-il aussitôt demandé.
Le camion de la caserne municipale s’est garé juste derrière lui, dans une envolée de gravier.
— Non.
— Il y a une bouteille de gaz quelque part ?
— Oui.
— Où ça ?
— Derrière la maison.
— Où est ta voiture, Sookie ?
— Derrière aussi.
Ma voix avait commencé à trembler.
— Bouteille de gaz à l’arrière ! a crié Catfish pardessus son épaule.
Un autre cri lui a répondu, auquel a immédiatement succédé le vacarme d’une agitation parfaitement organisée. J’ai reconnu Hoyt Fortenberry et Ralph Tooten, plus quatre ou cinq autres gars. Il y avait aussi deux femmes dans le lot.
Après s’être brièvement entretenu avec Hoyt et Ralph, Catfish a interpellé une fille plutôt menue qui semblait crouler sous son équipement. Il a désigné de l’index la silhouette étendue dans l’herbe. Elle a ôté son casque pour aller s’agenouiller près du cadavre, et j’ai alors reconnu l’infirmière du docteur Meredith, Jan Quelque chose.
— C’est qui ? s’est enquis Catfish.
Il ne semblait pas particulièrement gêné par la présence d’un macchabée dans ma cour.
— Aucune idée.
C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte de l’état de choc dans lequel j’étais : j’avais la voix d’une gamine terrorisée. Claudine s’en est aperçue aussi, car elle m’a entouré les épaules d’un bras protecteur.
Une voiture de flics est venue se ranger le long du camion de pompiers, et le shérif Bud Dearborn a ouvert la portière du conducteur. Andy Bellefleur l’accompagnait.
— Oh oh ! a murmuré Claudine.
J’ai soupiré en hochant la tête.
C’est alors que Charles s’est matérialisé juste à côté de moi, Bill sur ses talons. D’un seul coup d’œil, les vampires ont pris la mesure de la situation : la maison en feu, l’activité pressante mais efficace des secours, la présence de la police et celle de Claudine.
La fille que Catfish avait envoyée auprès du type mort s’est relevée et a remis son casque.
— Shérif, a-t-elle crié d’une voix forte, rendez-moi un service, voulez-vous ? Appelez une ambulance pour faire évacuer ce cadavre.
Bud Dearborn a jeté un regard à Andy, qui est retourné dans leur véhicule de patrouille pour demander une ambulance par radio, avant de me lancer :
— Ça ne te suffisait pas d’avoir un refroidi comme petit copain, Sookie ? Il t’en fallait un deuxième ?
Bill a montré les crocs. Au même moment, les pompiers ont brisé une des fenêtres du salon, au-dessus de la table de mon arrière-arrière-grand-mère, et une véritable bourrasque de chaleur et d’étincelles a surgi dans la nuit avec un grand bruit de vent qui s’engouffre dans un goulet. La pompe du camion s’est mise à ronfler avec un vrombissement assourdissant, et le toit de tôle ondulée qui couvrait la cuisine et la véranda s’est brusquement envolé.
Ma maison partait en fumée.